mercredi 26 février 2014

"Une larme m'a sauvée", Angèle Lieby


 


Une femme allongée, les paupières closes, les bras le long du corps, de l’herbe, un ciel bleu, mais pas trace de larme malgré le titre accrocheur et qui semble trompeur : il ne s’agit pas d’un polar, encore moins d’une histoire d’amour à sortir les mouchoirs et faire sangloter les pubères. Quoi que…

Angèle Lieby est une quinqua heureuse, bien dans sa peau et ses baskets, bosseuse, fonceuse, sportive et positive. Jeune grand-mère, elle travaille à l’usine, où elle installe des monnayeurs sur les barres métalliques des caddies. « Tout va bien, vraiment, puisque je suis en pleine forme et que je suis heureuse. » (p. 21)
Hélas, de petits signaux d’alarme se manifestent sans toutefois attaquer l’optimisme indécrottable de la protagoniste : mal de gorge, fatigue, picotement dans les doigts. Et puis, soudain, cette insupportable migraine qui l’incite à se rendre aux urgences sans plus attendre. « J’ai la sourde impression que quelque chose de grave est en train d’arriver, mais je ne sais pas quoi. » (p. 22)
Peu à peu, son corps semble s’engourdir : parler, manger, respirer même devient laborieux. Trimballée d’un service à l’autre, elle subit toute une batterie d’analyses, sous le regard interrogateur  et vaguement inquiet des médecins qui finalement, prennent la décision de la faire glisser dans le coma « afin de me sauver la vie d’abord. Et de comprendre ensuite ce qui l’a mise en danger, subitement, sans raison. » (p. 28)
Angèle se réveille et se souvient : l’obscurité, le silence, la cage, l’emprisonnement, c’est son corps qui l’oppresse et refuse de lui obéir. Elle entend les conversations, reconnaît son mari et sa fille qui parlent à côté d’elle. Son état semble irréversible, le médecin prépare ses proches au pire : seules les machines la maintiennent en vie, il faut envisager de la débrancher. Emplie de désespoir,  Angèle hurle son envie de vivre et son amour, « Ecoutez mes appels muets, brisez les murs de mon corps et alors vous verrez que je n’ai rien » (p. 52), pauvre cri silencieux ! Ne lui reste que la prière, souvenir d’enfance, « douceur des bons sentiments » (p. 44) à laquelle elle s’accroche avec toute la force de son impuissance. « Est-il possible qu’il n’ait rien vu ? Qu’il n’ait rien repéré de mon âme inquiète ? Mon âme qui crie, qui pleure et appelle au secours ? » (p. 32) Elle est désemparée de ne pouvoir se faire entendre, bouger les lèvres, tendre la main, toucher, caresser, appeler au secours : « j’avais compris que l’on me croyait inconsciente ; je comprends désormais que l’on me croit morte » (p. 53), si désemparée qu’un miracle se produit : une larme perle de ses yeux et roule sur sa joue...
« C’est comme si la prison de mon corps s’était entrouverte enfin sous les coups de boutoir de mon esprit . » (p. 89)
Outre une réflexion sur sa situation exceptionnelle et la position plus que discutable du médecin anesthésiste qui a décidé de manière unilatérale de la débrancher, le témoignage bouleversant d’Angèle véhicule deux messages essentiels :
« Avoir la vie d’un autre entre ses mains ne fait pas nécessairement de soi un dieu. » (p. 220)
mais surtout
 «Aujourd’hui, je sais qu’il est essentiel de parler même à ceux que l’on croit morts. Aujourd’hui, je sais qu’un malade est condamné si personne ne vient le voir. » (p. 39)
« Le soulagement de la douleur, physique ou morale, doit être la préoccupation majeure des soignants, quel que soit l’état du malade. » (p. 221)

éd. des Arènes, 2012

 

mardi 18 février 2014

"Au revoir là-haut", Pierre Lemaitre

Pierre Lemaitre


Bon, c'est clair que c'est un sujet incontournable. Dès qu'on rentre dans une librairie, il nous saute à la figure, c'est le sujet du moment, celui qui fait vendre: la Grande Guerre, avec majuscules! Cent ans, ça se fête!  Enfin... ça se commémore: on ne célèbre pas le début d'une guerre, même si on l'a gagnée.
Pierre Lemaitre a été finaud lui, il a publié son roman en 2013, devançant l'année anniversaire. Et ça lui a valu un prix: le Goncourt, rien que ça!

Mais je suis mauvaise. Il est drôlement bien ficelé, ce roman,  avec ses anti-héros qui deviennent nos héros à nous. Parce qu'ils souffrent, parce qu'ils ont peur, qu'ils sont lâches et parfois courageux, parce que, tour à tour, ils subissent l'Histoire et leur histoire, pour finalement se montrer plus forts qu'elles. Ils sont décrits avec tant de talent qu'ils en deviennent vivants. Oh, certains caractères sont poussés jusqu'à l'extrême parfois, mais sans jamais verser dans la caricature: ils pourraient se réclamer de la Comédie humaine de Balzac.
A cela, différentes quêtes, la gloire et la richesse, l'amour et la reconnaissance, la vengeance et le pardon s'entrelacent dans la boue des tranchées et les hôpitaux, les palaces et les hôtels particuliers.

C'est l'histoire de deux poilus, Albert Maillard et Edouard Péricourt, qui ne se seraient jamais rencontrés sans cette saloperie de guerre. Ils en ressortent abîmés, très abîmés, si abîmés que leur réinsertion dans la vie civile est problématique. La France n'est pas prête à accueillir toutes ces gueules et ces âmes cassées, alors il faut vivre d'expédients pendant que d'autres croient consolider leur richesse et leur puissance sur les ruines de leur pays. Jusqu'au jour où ils auront l'idée lumineuse d'une arnaque à échelle nationale qui leur rapportera une petite fortune. Le tout s'achevant dans la lumière de la rédemption, de celle que l'on n'attendait pas et qui transforme ce drame en tragédie et cette tragédie en drame.

Malgré ces 564 pages, on est tenu en haleine grâce aux nombreux rebondissements qui rappellent la trame des romans policiers sur fond d'histoire bien documentée. Le style vivant y est certainement aussi pour quelque chose, où tour à tour, narration et monologues se fondent en une même voix, celle des rescapés de la Grande Guerre.

"Ce qu'Albert voit, surtout, c'est son regard clair et direct, au lieutenant. Totalement résolu. Tout s'éclaire d'un coup, toute l'histoire.
C'est à cet instant qu'Albert comprend qu'il va mourir. Il tente quelques pas, mais plus rien ne marche, ni son cerveau, ni ses jambes, rien. Tout va trop vite. Je vous l'ai dit, ce n'est pas un rapide, Albert. En trois enjambées, Pradelle est sur lui. Juste à côté, un large trou béant, un trou d'obus. Albert reçoit l'épaule du lieutenant en pleine poitrine, il en a le souffle coupé. Il perd pied, tente de se rattraper et tombe en arrière, dans le trou, les bras en croix."
(éd Albin Michel p. 24)

vendredi 14 février 2014

Deuil

 
 
 
 


Je suis triste. J'ai le cœur endeuillé. Les paupières en berne. Ne vous méprenez pas: je ne suis pas en colère. Simplement effrayée par l'avenir que nous préparons à nos enfants avec de telles décisions. J'ai honte aussi. Honte pour eux et pour moi de les avoir élus. Honte du manque de courage, de l'absence d'amour et de l'individualisme qui règne en maître dans ce pays grand comme un mouchoir de poche, que d'aucuns voient encore comme un pays où il faut bon vivre, allez savoir pourquoi! On n'y trouve plus rien, plus d'entreprises (tout est vendu), plus de travail, plus de vie, plus de solidarité, plus rien. Du gris et du noir, de l'agressivité, des vols et des viols, des grèves et la mort, cette mort qui vous guette au détour d'une rue et dans les couloirs aseptisés des hôpitaux.

Je sais, j'affirmais le contraire hier. J'ai rencontré une énorme chaîne de solidarité, des personnes courageuses, généreuses, prêtes à se défoncer et à dire la vérité envers et contre tous, à descendre dans la rue, à se mouiller au sens propre comme au figuré, j'ai découvert la puissance et la force des (multi)médias et l'intelligence des remises en questions. J'ai eu des échanges extraordinaires avec des médecins et des bénévoles, j'ai entendu des témoignages bouleversants, j'ai été portée par l'espoir d'un monde différent. C'est juste, que, là, maintenant, après le travail exaltant de ces derniers jours, je me permets, rien qu'avec vous, ici, en tout petit comité, de me laisser aller à un coup de cafard.