J'ai, j'ai eu deux bonne-maman.
L'une est toujours parmi nous, vaillante, parfois vaille que vaille -son genou la fait souffrir continuellement- régnant sur sa tribu d'une centaine d'enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, causant, riant, distribuant nombre conseils et admonestations. Elle est le tronc qui nous rassemble, nous autres frères, cousins et arrière-cousins, qui nous permet de nous revoir et de nous apprécier, surmontant les différences pour reconnaître simplement ce qui nous unit: un même lieu (le lieu de nos vacances, les cache-cache casserole, les camps sur l'île, les cabanes, les glissages dans le couloir ou dans l'escalier, la fontaine qui inondait ledit-couloir, les courses sur le toit, les cachettes dans le grenier et l'exploration des caves, les tableaux pleins de trous d'échasse, le tiroir à bonbon, la cloche sonnant le déjeuner -punaise, tout le village savait quand on mangeait...) mais surtout une même personne et un même sang, bonne-maman de L.
J'en parlais dans un
billet précédent à l'occasion de ses 90 ans. Quelqu'un lui a mis le billet sous les yeux: elle m'a avoué s'y reconnaître à 300%. c'est que c'est un caractère bonne-maman de L. J'aurais tant et tant de choses à écrire à son sujet, mais aujourd'hui, c'est de l'autre bonne-maman que je souhaite parler.
L'autre bonne-maman, bonne-maman de S, nous a quitté il ya quelques années à plus de 90 ans. Cette bonne-maman-là était, comment dire, l'extrême opposé de bonne-maman de L. BM de L. vit tournée vers l'avenir, BM de S portait le passé serré contre son coeur, irradiée de souvenirs qu'elle faisait vivre sous une forme ou une autre. Issue d'une famille de 11 enfants, artiste dans l'âme (ou du moins c'est ce qu'on cultivait dans sa famille) elle possédait son carnet d'aquarelles qui a atterri chez moi il y a quelques années et que je feuillète quelquefois avec tendresse et nostalgie. Elle formait un véritable orchestre avec ses nombreux frères et soeurs: elle était au piano. Son demi-queue playel est aujourd'hui entreposé pour une durée indéterminée dans le hall à glissades de l'autre bonne-maman (c'est peut-être ce qui les unit aujourd'hui, mes deux bonne-mamans). Pendant la guerre de 14 elle a passé quelques années en Angleterre, en a retenu les tisanes et le thé qu'elle nous a toujours servi très allégé comme en Angleterre (sauf que l'Angleterre le servait alors très léger car c'était la guerre ma bonne Dame puisque je vous le dis!), le tennis, le croquet et l'amour des roses.
Elle connut mon grand-père lorsqu'elle avait 30 ans et lui 20. Ils s'aperçurent trop tard de la différence d'âge, l'amour s'en était déjà mêlé. Elle accoucha un an après d'un enfant et oh surprise, une demi-heure après d'un autre. les jumeaux dormaient tête-bêche et portaient le même prénom au masculin et au féminin. Ensuite naquit mon père et encore une petite dernière.
Elle aimait beaucoup les principes et les belles idées. Elle avait un grand fourneau à charbon qui faisait tout le mur de sa cuisine et n'a jamais voulu en changer. Elle a simplement accepté d'y installer le gaz. Elle avait l'eau courante dans sa maison, mais a fait installer une pompe à eau dans sa chère cuisine, je ne sais si c'est par nostalgie ou pour profiter des vertus de l'eau de pluie (auquel cas ma grand-mère tournée vers le passé était résolument avant-gardiste...), elle avait à côté de son lavabo une petite pochette décorée de roses dans laquelle elle conservait chacun des cheveux qu'elle prélevait de sa brosse, dans le but de faire un chignon postiche pour sa chevelure qui petit à petit s'argentait. Cette même chevelure avait droit chaque semaine à un oeuf, recette idéale pour la brillance du cheveux... Elle faisait des confitures à la tomates, possédait une machine à tricoter, une Daf bleu marine qu'elle avait dotée d'une tige en métal qui l'avertissant lorsqu'elle se garait trop près du trottoir, y transportait les malades qu'elle visitait chaque semaine avec humilité et générosité. Elle allait à la messe, une fois et puis encore une autre si mon grand-père trop occupé à ramper dans les marais à guetter ses chères bécassines l'oubliait. Elle fabriquait elle-même d'énormes Saint-Nicolas en spéculoos qui demeuraient pendant des mois dans nos armoires, tondait la pelouse avec un chapeau de soleil blanc, des gants et une tondeuse anglaise, reconnaissait à la rhubarbe crue des vertus exceptionnelles (j'en ai fait les frais pendant une semaine lorsque j'avais 5 ans, je m'en souviens encore), cachait les pralines que mon grand-père aimait trop, lui demandait de couper ses cigarettes en deux ce qu'il faisait, tout en fumant deux fois deux demi-cigarettes dans son fume-cigarette), nous offrait chaque année des Quality Street, un pull rouge pour mon oncle et un vert pour mon père. Bonne-maman de S était ma marraine. A ce titre, et comme je suis née en début d'année, j'avais droit à un traitement de faveur à chaque déjeuner de Noël. Au lieu de déjeuner à la table des enfants, j'avais l'honneur de m'asseoir à côté des mes oncles et tantes et d'avoir, au moins une fois, droit à la parole, en général un peu avant le dessert. Lorsque Bonne-maman recevait elle était toujours très agitée. Toute leur vie, ses filles et belles-filles ont tenté de la soulager, mais elle tenait à s'assurer personnellement de la perfection de ses réceptions. Elle me montra un jour son carnet de bal, conservait précieusement les lettres de ses enfants et les poèmes de ses petits-enfants, les images mortuaires qui marquaient les pages de son missel, les photos des personnes qu'elle aimait. Bonne-maman ne croyait qu'en sa médecine. Je l'ai presque toujours connue se nourrissant exclusivement de riz complet, de carottes et de très peu de poisson (un régime macrobiotique, ça vous dit quelque chose? Moi, ça m'a dégoûté à jamais, cette rigueur alimentaire...) faisant des exercices pour la vue jusqu'au moment où la cataracte la rendit quasi aveugle, refusant toute canne, bâton, tuteur ou autre support à sa démarche de plus en plus courbée, pauvre bonne-maman, l'ostéoporose l'a prise de front, son front à elle ne regardait plus que le sol à la fin de sa vie. Lorsque je suis venue lui rendre visite avec Amaury, une des dernière fois que nous l'avons vue, nous avons sonné à la porte qui s'est ouverte en grinçant comme à chaque fois, peut-être encore un peu plus fort, ses yeux larmoyant essayaient de nous fixer, ses vêtements que je lui connaissais depuis près de trente ans tentaient encore de faire illusion, ses cheveux pendaient un peu lamentablement autour de son visage si ridé, lavé tous les jours à l'eau froide pour le tonifier, son corps donnait l'impression de vouloir s'effondrer dans nos bras, mais lorsqu'elle parla, c'était ma chère bonne-maman de toujours qui reprit vie dans ce corps tout chiffonné, tout usé, abîmé par les coups de la vie, mais en même temps si lumineux.
Je crois que ma bonne-maman de S aura toujours vécu un poème au coeur et une aquarelle au fond des yeux, essayant d'adapter le monde à ses rêves de jeune fille...